Préface des Éditions de Londres

« L’esquisse d’une morale sans obligation ni sanction » est un essai philosophique de Jean-Marie Guyau publié en 1885.

Dans cet ouvrage, qui fut salué par la critique de son époque, et par des philosophes si différents que Nietzsche et Kropotkine, Guyau se place :

1) en rupture avec la morale de son temps, influencée par les conceptions kantiennes et les utilitaristes ou pragmatiques anglais ;

2) n’essaie pas de reconstruire un système moral, mais plutôt s’intéresse à la vie avant tout, et ce en quoi elle influence la morale humaine.

Ce qui frappe aussi chez Guyau, c’est la façon dont il capture l’essence de ce qui fait l’humain et dépasse les grandes considérations métaphysiques avec une poésie qui émut à la fois Nietzsche et Kropotkine.

Voyez plutôt comment il décrit la beauté de la vie présente, reniant cette notion occidentale d’une meilleure vie ailleurs. Comme pour ses illustres pairs, la vie ne se situe pas dans un au-delà hypothétique, la vie c’est maintenant. Ici il décrit sa montée au paradis : « Mais cette fois je distinguai des voix humaines : c’étaient des sanglots mêlés d’actions de grâce, des gémissements entrecoupés de bénédictions, c’étaient des supplications désolées, les soupirs de poitrines mourantes qui s’exhalaient avec de l’encens ; et tout cela se fondait en une seule voix immense, en une si déchirante symphonie que mon cœur se gonfla de pitié ; le ciel m’en parut obscurci, et je ne vis plus le soleil ni la gaieté de l’univers. Je me tournai vers celui qui m’accompagnait. « N’entendez-vous pas ? » lui dis-je. L’ange me regarda d’un visage serein et paisible : « Ce sont, dit-il, les prières des hommes qui de la terre montent vers Dieu. ». Pendant qu’il parlait, son aile blanche brillait au soleil ; mais elle me parut toute noire et pleine d’horreur. « Comme je fondrais en larmes si j’étais ce Dieu ! » m’écriais-je, et je me mis en effet à pleurer comme un enfant. Je lâchai la main de l’ange, et je me laissai retomber sur la terre, pensant qu’il restait en moi trop d’humanité pour que je puisse vivre au ciel. »

Voilà, avec un paragraphe comme celui-ci, on a tout compris. On dirait du Nietzsche jeune, si ce n’est que cela n’a rien à voir avec Nietzsche. C’est optimiste, délicat et insolent, quand Nietzsche est pessimiste, critique et parfois provocateur.

Bien qu’élégante, sa critique de la religion et du Christianisme sont assez clairs : « du culte d’un dieu créateur qui devrait répondre et qui en réalité est l’irresponsabilité suprême. » On croirait lire la critique de l’Etat socialiste de nos jours.

Il n’occulte pas le mal : « le but de l’univers, c’est la moralité ; or, la moralité suppose choix et lutte, c’est-à-dire qu’elle suppose la réalité du mal physique ou intellectuel et la possibilité du mal moral. Il s’ensuit que tout le mal répandu si libéralement dans ce monde n’a qu’un objet : poser une alternative devant l’homme ».

Originalement : « Aussi l’immortalité a-t-elle toujours été le problème principal de la morale comme de la religion. On l’avait mal posé autrefois en le confondant avec celui de l’existence de Dieu. Au fond l’humanité se soucie assez peu de Dieu ; pas un martyr ne se serait sacrifié pour ce solitaire des cieux. Ce qu’on voyait en lui, c’était la puissance capable de nous rendre immortels. L’homme a toujours voulu escalader le ciel, et il ne le peut pas tout seul : il a inventé Dieu pour que Dieu lui tendit la main ; puis il s’est attaché d’amour à ce sauveur. »

Il introduit dans sa philosophie de la morale une idée assez novatrice, celle de l’évolution : « Si l’espèce était immuable, nous pourrions espérer d’être sauvés par notre conformité avec elle. Mais non, tout est entrainé par le même tourbillon, espèces et individus ; tout passe, roule à l’infini. »

Il saisit si bien l’essence de la vie, sans s’encombrer de grands concepts ni de grandes phrases. Voyez plutôt :« Quand on se retourne en arrière, on sent le cœur fondre, comme le navigateur emporté dans un voyage sans fin et qui apercevrait en passant les côtes de sa patrie. Les poètes ont senti cela cent fois. Mais ce n’est pas un désespoir personnel : toute l’humanité en est là. Le désir de l’immortalité n’est que la conséquence du souvenir : la vie, en se saisissant elle-même par la mémoire, se projette instinctivement dans l’avenir. Nous avons besoin de nous retrouver et de retrouver ceux que nous avons perdus, de réparer le temps. »

Il évoque le vouloir-vivre (Nietzsche), et dit : « Si l’humanité et les autres espèces animales subsistent, c’est précisément que la vie n’est pas trop mauvaise pour elles. Ce monde n’est pas le pire des mondes possibles, puisque, en définitive, il est et demeure. Une morale de l’anéantissement, proposée à un être vivant quelconque, ressemble donc à un contresens. Au fond, c’est une même raison qui rend la vie possible et qui la rend désirable. »

Mais il est lucide sur les prétentions humaines : « Notre terre est perdue dans le désert des cieux, notre humanité même est perdue sur la terre, notre action individuelle est perdue dans l’humanité… »

D’un certain point de vue, il fait même écho à Stirner : « Si de nos jours la foi religieuse proprement dite tend à disparaitre, elle est remplacée dans un grand nombre d’esprits par une foi morale. L’absolu s’est déplacé, il est passé du domaine de la religion dans celui de l’éthique ; mais là encore il n’a rien perdu du pouvoir qu’il exerce sur l’être humain. ». Et il dresse l’état des lieux de la religion en Occident : « Les temples ayant perdu leurs idoles, la foi se refugie dans le « sanctuaire de la conscience ». Le Grand Pan, Dieu-Nature, est mort ; Jésus, Dieu-humanité, est mort ; reste le Dieu intérieur et idéal, le Devoir, qui est peut être, lui aussi, destiné à mourir un jour. »

Et voici un passage qui a beaucoup marqué Kropotkine puisqu’il le cite à son tour : « Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes ; nous avons plus de larmes qu’il n’en faut pour nos propres souffrances, plus de joies en réserve que n’en justifie notre propre bonheur. Il faut bien aller vers autrui, se multiplier soi-même par la communion des pensées et des sentiments. »

Le vouloir-vivre se transforme en activité de la vie : « Vie, c’est fécondité, et réciproquement la fécondité c’est la vie à pleins bords, c’est la véritable existence. Il y a une certaine générosité inséparable de l’existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement, Il faut fleurir ; la moralité, le désintéressement, c’est la fleur de la vie humaine. » Rien d’étonnant à ce que les civilisations qui attachent plus de prix à la préservation de la vie à tout prix, à la préservation ankylosante de l’existant, plus qu’à la fécondité et au débordement, aient toujours été des civilisations déclinantes.

Ce qui le conduit à cette phrase essentielle : « l’obligation morale se ramène à cette grande loi de la nature : la vie ne peut se maintenir qu’à condition de se répandre »

En cela, l’artiste est supérieur au bourgeois, celui qui vit intimement le monde est supérieur à celui qui s’en protège : « Avec un morceau de pain, un livre ou un paysage, vous pouvez gouter un plaisir infiniment supérieur à celui d’un imbécile dans une voiture armoriée trainée par quatre chevaux. »

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